AUTORITE POLITIQUE
DIDEROT

INTRODUCTION

Voltaire, adhérant à la mode du dictionnaire et de l'encyclopédie qui touche le 18ème siècle, se lance dans la rédaction d'un dictionnaire philosophique portatif, dans lequel il aborde les thèmes qui lui sont chers. A la lettre "T", on trouve ainsi l'article "Torture" qui va dénoncer une pratique largement en vigueur qui révolte Voltaire. En effet, celui-ci choqué par l'affaire de La Barre, va mettre un point d'honneur à condamner de telles pratiques. A partir d'une approche qui varie les angles, les registres et les styles, Voltaire met en place une forte dénonciation d'un acte inhumain malheureusement banalisé, à l'image d'un système judiciaire tout à fait contestable.

I - Une approche variée du problème

Voltaire dénonce cette pratique en abordant différents angles et aspects.
Le début de l'article fait référence à l'Antiquité : "romains" (l1). Voltaire a une démarche historique. Puis il glisse vers son époque, où il décrit un prisonnier issu du cachot et la procédure des conseillers de la Tournelle pour le torturer. Voltaire montre l'aspect inhumain de cette pratique : donner la question est un acte précis, sérieux, codifié, qui obéit à des règles. On note également que le conseiller n'est pas défini : "un conseiller" (l3). Le premier paragraphe a donc une perspective historique qui glisse vers une perspective contemporaine au travail.
Le second paragraphe change de perspective : on aperçoit une dimension de plaisir dans la torture (l11), "le" définit le magistrat, qui est justifié par la relative. Ce paragraphe met en scène le cadre privé, quotidien : on voit ainsi l'individu et non pas un conseiller.
Le paragraphe suivant a un registre ironique. On passe à des conflits politiques qui s'opposent à la politique intérieure : la torture. On note une comparaison avec l'Angleterre, nation phare de ce siècle. On remarque aussi que les Français se demandent pourquoi les Anglais ont arrêté la torture.
Le quatrième paragraphe présente un exemple précis : l'affaire de La Barre (1766). Mais le dictionnaire philosophique est publié en 1764. Donc cet article a été rédigé après (1769). Voltaire a également milité pendant l'affaire Callas (1763) où un père était accusé d'avoir tué son fils qui voulait se convertir. On remarque donc que cette démarche d'inquisiteur condamne pour rien. Voltaire est d'autant plus concerné par l'affaire de La Barre puisque l'Eglise a brûlé son dictionnaire chez le chevalier.
Voltaire insiste donc sur les actes de torture. Il a des soucis des détails. Il ridiculise cette pratique car "on lui arrache la langue" (l26), puis on l'interroge : les méthodes de torture paraissent illogiques et absurdes. Voltaire montre bien qu'il est contre la torture et pour la tolérance en prenant parti pour le Chevalier de La Barre.
Le dernier paragraphe présente un effet de chute dans l'extrait. Le 13ème et le 14ème siècles font parti du Moyen-Age, époque de barbarie, d'obscurantisme et de violence. Or, le 18ème siècle est celui des lumières : cela donne un aspect contemporain à la torture.
Par conséquent, il n'y a pas de raisonnement logique, organisé, dans cet article : Voltaire procède par juxtaposition d'idées. Cependant, il veut faire le tour de la question : il a donc une approche historique, familière, et donne un exemple. Il avance sous différents angles complémentaires et donne beaucoup de détails : il a un soucis de description dans le quatrième paragraphe. On note également que Voltaire mélange les registres dans son article.
Dans le premier paragraphe, le pathétique sert à la critique et à la polémique. L'ironie est présente lorsque le chirurgien s'assure que le condamné souffre le plus longtemps alors qu'il est censé sauver la vie (l8).
Le second paragraphe présente également un registre ironique : il y a une opposition entre "grave" (l11) et les expériences (l11), il y a un décalage de la réalité. Puis Voltaire joue sur un préjugé pour l'appliquer sur une réalité morbide (l14).
Le troisième paragraphe a une vocation polémique : Voltaire remet en cause l'humanité des français. On note aussi une tonalité ironique. La conquête du Canada est inhumaine ; cela fait parti de la logique, tandis que l'arrêt de la torture est illogique.
Le quatrième paragraphe est pathétique s'il est lu au premier degré : description de la torture du Chevalier de La Barre. Cependant, au second degré, il a une dimension polémique grâce à la description précise et le décalage entre le contexte et la sentence.
Enfin le dernier paragraphe est polémique car Voltaire démontre que le 18ème siècle est une époque barbare. Par conséquent, Voltaire utilise trois registres dominants qui alternent. Ainsi, il veut créer des réactions diverses sur le lecteur, qui doit se sentir concerné. Il multiplie les approches pour mieux toucher le lecteur.
Enfin, Voltaire varie les types de textes : le premier paragraphe est descriptif ("hâlé", "pâle"), le second narratif, le troisième informatif et argumentatif (de façon indirecte), le quatrième narratif et descriptif. Il y a une multiplication des genres et des approches.
Par conséquent, Voltaire met en place un article polymorphe dans la mesure où le principe de construction diffère souvent : il y a des variations de type, de registre : il faut surprendre le lecteur. Ainsi, on est loin de l'article de dictionnaire : on a l'impression que Voltaire utilise toutes les règles des autres types.


II - La forme prise par la dénonciation A travers cet article, Voltaire veut montrer le sadisme : (l6) ils ont plaisir à faire souffrir (définition du sadisme). On note ainsi qu'il y a un règlement, un sadisme structuré : "grande et petite torture" (l7). Voltaire dénonce donc un sadisme légalisé. Dans les second et troisième paragraphes, on retrouve cette thématique du plaisir : "la femme prend goût" (l11) et "plaisir de" (l13).
Dans le premier paragraphe, Voltaire montre un homme privé de son humanité car il a été mis dans cet état par le cachot. Il y a une description proche de celle de l'animal : la justice l'a mis dans cet état. Cet homme est aussi censé être un criminel. Voltaire le transforme en victime et le conseiller devient bourreau : il torture et rend l'homme inhumain. Cela fait naître un sentiment de pitié chez le lecteur. On note également que l'homme subit ("on", "a été") : il y a donc une critique des bourreaux qui sont incapables de voir l'homme dans la victime. On remarque aussi que le chirurgien est là pour faire souffrir : c'est un paradoxe car il est censé sauver. Enfin, l'expression "après quoi, on recommence" (l8) donne une impression de continuité : cette torture est un cycle interminable. Donc le sadisme est très structuré : arrivée du condamné, torture, pause, on recommence.
Dans le quatrième paragraphe, Voltaire prend parti pour le Chevalier de La Barre car il ne décrit que les qualités de la victime. "lieutenant" et la particule "de" (l20) donnent l'impression qu'on a torturé quelqu'un d'important. "jeune homme de beaucoup d'esprit et d'une grande espérance" (l21) suggère qu'il avait son avenir devant lui. On assiste donc à la description d'une personne qui a tout pour réussir.
Puis Voltaire essaie d'excuser l'acte du Chevalier : "mais ayant" (l22) donne une circonstance atténuante et "jeunesse effrénée" est un aspect général, donc le Chevalier est comme tous les jeunes (double excuse). Dans sa description de la torture, Voltaire donne beaucoup de détails, ridiculise les bourreaux et enlève les choses importantes. Il a une volonté de minimiser l'acte du Chevalier.
Puis les "juges d'Abbeville" (l24) sont comparés aux Romains, mais ils sont pires qu'eux car ils torturent des non-esclaves. (l26) " arracha la langue" est la sanction des chants impies. Mais il y a un décalage avec la réalité. (l 26) "coupa la main" est la sanction parce qu'il n'a pas enlevé son chapeau : il y a le même décalage. (l27) "à petit feu" donne une impression de viande. Cette sanction est mise en place car l'être entier est condamnable. Mais on met ici en évidence le fait qu'on applique une sanction pour faire souffrir. Langue, main, corps est une progression avec une volonté affirmée de faire souffrir. Enfin, "non seulement … que" (l25) suggère que le pire reste à venir alors que l'horreur est déjà en place. Cela produit un effet d'attente.
Puis Voltaire inverse les étapes de torture, pour souligner l'illogisme et ridiculiser le procédé.
C'est une manière de suggérer que la torture est pire que la sanction. Voltaire veut établir la confusion entre sanction et torture. Donc la torture n'est pas justifiée et faite de plaisir car aucune révélation ne sort de ces séances.
Voltaire dénonce donc cette volonté de torturer, le sadisme et l'inhumanité de cette pratique. Il critique en même temps la justice car la question relève d'un système judiciaire qui la justifie. Voltaire démontre donc que l'emprisonnement détruit l'homme : avant d'être jugé, il est démoli physiquement et moralement. La description dans le premier paragraphe présente une énumération et accumulation de termes. Voltaire insiste sur l'état du système judiciaire ; avant d'être reconnu coupable, l'homme est déjà mal en point. On note également un champ lexical de la justice ; "conseiller", "magistrat", "juge". Voltaire dénonce ces coupables qui appartiennent à la justice, qui ne prend pas conscience des circonstances atténuantes. Elle ne discerne pas le coupable de l'innocent.
Dans le quatrième paragraphe, Voltaire développe une plaidoirie qui met en évidence tous les vices du système judiciaire. Il commence par présenter le Chevalier (contexte, milieu de vie), puis montre qu'on n'avoue pas (on est convaincu : l22), ensuite il donne les chefs d'accusation. On remarque que "ordonnèrent" (l25) donne une dimension arbitraire à la sanction.
Ainsi, il y a un ordre strict qui récompense la machine judiciaire à l'œuvre: justice injuste sans indulgence, arriérée et inhumaine. La justice est donc indigne de l'image de la France. Enfin, Voltaire montre la banalité de la torture.
A la fin du premier paragraphe, il cite "les Plaideurs" et montre le défaut d'un système paralysé : on a une idée de divertissement (comédie des Plaideurs) et la gravité de la torture disparaît totalement.
Dans le second paragraphe, il y a une évolution marquée par "la première fois", "la seconde", "ensuite" qui va vers la banalité. L'expression "première chose" montre l'intensité (présent d'habitude, de répétition) ; "tous les jours", "dîner" et la question suivante montrent le quotidien. "mon petit cœur" désigne un tortionnaire : cette expression de tendresse banale est utilisée pour quelqu'un qui torture. Voltaire utilise le discours direct pour détacher la question, la rendre plus vivante.
Le dernier paragraphe montre que la torture n'a pas évoluer depuis le Moyen-Age et qu'elle est caractéristique de l'époque de Voltaire.


CONCLUSION

Dans cet article de dictionnaire, Voltaire, loin de respecter la forme classique, se lance dans une sorte de pamphlet indigné par lequel il condamne la pratique de la torture. Variant les approches, les registre et les types de texte, il surprend le lecteur tout en le touchant et en lui faisant faire le tour de la question. Il met en évidence la barbarie d'un système judiciaire injuste et cruel qui semble pourtant être parfaitement accepté par ses contemporains qui ne voient dans la pratique de la question, qu'une banalité.